Combler les trous, essayer dire

Combler les trous, essayer dire, micro édition, 2016

Quelques histoires, saynètes d’interprétations multiples, à partir du diptyque Port Authority de Mac Adams.

Je n’ai jamais aimé les hommes qui portent des chevalières

Il m’a laissé pour morte. Je me rappelle de tout.

Je me promène souvent sur les bords de Loire. Depuis quelques temps déjà la vie semble bien morose, et j’erre jour après jour dans les brumes qui, malgré le soleil de plus en plus présent, persistent à rendre ma vision floue. Les brumes sont peut être dans ma tête. Le temps n’a plus de raison et les secondes ont des allures de journées. Mais je persiste à longer cette rivière sans fin. Le même chemin jour après jour. Peut être est-ce comme ça qu’il m’a vue, était-ce le même homme assis sur ce banc chaque jour, était-ce la même personne accoudée à la rambarde chaque jour, était-ce le même badaud qui promène son chien là où le chemin pavé laisse place au sentier chaque jour ? Chaque jour où je ferme un peu plus mon regard. Peut être est-ce ce regard hagard qui lui valut la peine de venir. Peut être a-t-il vu que j’étais déjà perdue, que le sentier que je longeais ne me mènerait pas plus loin, peut être est-ce pour cela qu’il m’a choisie.

Ma vie, je l’ai toujours vue pleine de drame, parce que le monde est comme ça, le drame est partout. Dans la rue, dans les maisons, au cinéma, derrière la porte des êtres qui nous sont chers, leur perte, les retrouvailles, dans le métro, à Paris, dans le monde. Et parfois on se dit que ce n’est pas réel, on dénie ce qui nous entoure et on s’enterre sous une capuche géante qui pèse à tel point que le supplice d’Atlas parait bien léger. Mieux vaut porter le monde sur son dos que le poids de la conscience des Hommes. C’est ainsi qu’il a dû me voir, qu’il a attendu, chaque jour, que je passe, pour en n m’arrêter.
« Une cigarette ? » « Oui. »

Les choses commencent parfois par de bien banales expressions. Un simple oui et votre vie, le temps d’un instant, ne vous appartient plus. Mais quand tout glisse sur vous, quel danger peut représenter une rencontre d’un moment.

Il n’était pas beaucoup plus vieux que moi, et lorsqu’il me tendit une cigarette mon regard effleura la chevalière qu’il portait au doigt. Je n’ai jamais aimé les hommes qui portent des chevalières. Ce mot semble si vieux, et cet artifice vieillit la main qui en porte.

Les cigarettes garderont toujours un goût amère, elles n’apaisent plus mes peines mais me les remémorent.

Nous avons marché entre les arbres, sur un sentier où la lumière avait du mal à se frayer un chemin. Si j’y reviens je pleure, en voyant mon visage entre ses main.

Nous avons marché longtemps, trop longtemps. Il a parlé sans rien dire. Je me suis dit que lui aussi, devait avoir un quelque chose de cassé qui me rappelait vaguement mes états d’âme. Mais j’aurais dû m’en rendre compte plus tôt, m’attarder sur son regard, ce regard qu’ont les gens pressés quand ils attendent que la bouilloire fume. Nous avons marché et finalement nous sommes arrivés devant un bar au bout d’une longue route, à la sortie de la ville. Je n’étais jamais venue ici. Il m’offre un verre. Et puis c’est le trou noir, du flou mouvant, des flashs de couleur et de douleur.

Et puis soudain. Il a des yeux fous, injectés de sang. Le moteur de sa voiture ronfle, il fonce, je cours.

PAN

La rosée est fraîche, ou peut être pleut-il. Je ne sens plus mes jambes. Froid. Mon flan droit est bleu, si j’avais encore eu ma robe, je n’aurais pas pu le voir. Le sol est vaseux, plus en ville. Le corps immobile, je pleure.

Si je me relève, je le tue. Quand je me relève, je le tue. Je me relève et je le tue. Je vais le tuer. Je l’ai eu.

Deux ans plus tard la police a retrouvé un sac dans un casier de gare. Dans le sac ma robe. Et un paquet de cigarettes.

L’amour vient d’Angleterre

C’était il y a 2 mois, Mathilde m’avait appelée pour me dire qu’elle l’avait enfin rencontré. Le Il qu’elle attendait. Il lui avait offert une cigarette dans un parc du 18ème arrondissement puis ils ne s’étaient plus quittés. Elle disait qu’il avait un accent anglais. C’était le printemps ce jour là, je n’avais plus eu de ses nouvelles pendant une semaine. Et puis elle était revenue, les larmes aux yeux. Il avait pris le train ce matin pour Londres et ne reviendrait plus, il n’était là que pour affaire mais dans son élan d’amour pour elle avait oublié que ce serait éphémère. En cadeau d’adieu elle lui avait laissé un code. Le code ouvrait un casier, dans le casier il y avait un sac, dans le sac il y avait la robe qu’elle portait le jour de leur rencontre, aspergée de son parfum. C’est la plus jolie anecdote d’un amour impossible qu’on m’aie racontée.

Reflet de cuillère

Je me souviens du premier jour, de chaque embrun, de chaque rayon de soleil. C’était un 21 mai, on avait organisé un pique-nique avec des amis. Ca faisait 20 minutes que je l’observais dans le reflet de ma petite cuillère.

Elle était si belle, adossées à ce chêne. Elle fumait cigarette sur cigarette. Et puis elle a écrasé son paquet dans ses mains et balayé le parc du regard. Coïncidence peu banale, dans un monde où la santé et le bien vivre sont cruciaux, je fumais aussi. Après 5 minutes d’hésitations, je me suis levé pour lui en offrir une. Son regard avait un goût de ratatouille provençale, et son sourire sentait la terre humide après une nuit de pluie. Dans ma gorge il y avait un genre de gros bourdon poilu qui me faisait bombiller quand je souhaitais parler. Je me cachais derrière ma mèche de cheveux un peu trop longue, ou pas assez peut être. Comme elle me faisait me sentir ! Etrange fille appât. Derrière moi j’entend des appels,
« P., eh P. !! Tu t’endors P. ! On t’attend P. »
Et puis ils rient grassement.
Je ne sais pas si je les entend.
Je ne vois qu’elle, et maintenant elle rit en jetant un coup d’oeil derrière mon épaule. Bien sur elle sait qu’ils s’adressent à moi. Idiot.
Je ne veux pas partir. Elle prend ma main, je me glace, elle y écrit un numéro puis part.

« Attend ! »
J’ai vraiment dit ça ?
Je veux fuir, courir très loin, inverser la vitesse du son, l’empêcher de m’entendre.
Elle recule vers moi de manière irréelle, sa robe flotte, ses cuisses m’enivrent. Elle sourit, mais ce sourire paraît sans joie. « J’ai un rendez-vous, je ne peux pas le rater, question de vie ou de mort.» Elle rit, mais ce rire est sans joie.
Je la regarde partir. Pour la première fois et pourtant j’ai l’impression qu’on m’arrache quelque chose. D’un geste distrait je remonte la fermeture éclair de mon pull, le froid est revenu. Ce soir là je l’ai appelée, nous nous sommes retrouvés et avons discuté pendant des heures. Un voile nous avait enveloppés et comme stoppé le temps. Il n’y avait que nous, plus rien autour, le temps qui nous était donné m’a alors semblé in ni. Ce serait à jamais.
Nous nous sommes revus, nous nous sommes aimés, nous ne nous sommes jamais quittés, plusieurs années. Mais le voile qui nous enveloppait au premier soir s’est fait pesant et gris, tout était merveilleux mais tout était mêlé d’une boule qui grossissait jour après jours en nous.

Une rencontre, une cigarette, un amour, un non-retour. La maladie l’emporte, le noir et blanc ce sont les souvenirs, le mal qui me ronge. Le SIDA l’a prise, les portes se ferment. Fin de l’histoire.

Nous

Depuis que nous nous sommes rencontrés, nous ne parlons plus qu’à la première personne du pluriel. Nous ne pouvons plus nous quitter, ni vivre loin l’un de l’autre. Nous sommes ce que le beurre est à la tartine, ce que le sel est au radis, ce que la fumée est à la cigarette.

Nous nous sommes rencontrés un après-midi en début d’automne, alors que nous nous promenions chacun de notre côté. Depuis, nous sommes toujours du même côté. Nous nous sommes tant aimés, puis nous sommes partis, et nous sommes seuls désormais. Nous n’avons plus que la robe pour nous rappeler de nous. Mais nous dormons bien dans notre nouvelle maison. Nous avons pris la voiture un jour et nous nous sommes retrouvés devant un bel hôtel particulier blanc avec un grand parc tout autour. Au loin, nous pouvons même voir la montagne et ses pics dont les neiges éternelles ne fondent pas. Nous sommes en été maintenant, c’est drôle de voir de la neige en été. Mais en fait, nous ne trouvons plus grand chose de drôle, sauf quand on nous propose de prendre une dragée mais qu’il faut tout de suite avaler. On nous a dit de ne pas les croquer ni les sucer. Alors nous les avalons. Nous aimons regarder le soleil se coucher au loin et nous prenons la main de quelqu’un parfois. Mais nous ne sommes pas sûrs que ce soit vraiment cette main que nous voudrions toucher.

Parfois nous croyons que nous avons fait une bêtise car un homme nous parle de nous et de ce que nous a fait à nous. On nous demande pourquoi nous avons gardé notre robe cachée dans un sac et pourquoi nous n’avons jamais retrouvé nous. Nous est perdu. Mais quel nous ?